Boule de cristal et éclats de verre (libre)

Il était encore tôt, huit heures du matin tout au plus. Blancherive voyait à peine le soleil pointer -assez tardivement en ce jour- au loin. Très vite, ses plaines seraient baignées de ses rayons lumineux et la chaleur viendrait remplacer la fraîcheur matinale. Le vent cesserait de souffler entre les épais feuillages des arbres en produisant son éternel sifflement. Et tout serait calme, l'espace d'un instant, avant que les ruelles ne s'agitent.
Nephthys observait d'un œil attentif le lever du soleil. Elle le méprisait, lui, et ses rayons qui l'agressaient. Ceux-ci vinrent bientôt brûler sa peau à travers les carreaux de sa petite boutique. Elle recula d'un pas vif, et tira sèchement sur le rideau poussiéreux qui vint couvrir la fenêtre et la cacher de l'astre brûlant. Dame Azura aimait le soleil, elle.

La vieille elfe noire entrouvrit la porte de bois sombre qui semblait la couper du monde tout entier, et y accrocha une petite pancarte sur laquelle il était indiqué : « Boutique de Voyance de Nephthys Oeil-de-Brume - Ouverte ». Lorsqu'elle referma la porte derrière elle, elle soupira. Un bref instant, elle avait ressenti la lumière et la chaleur du soleil sur sa peau comme une profonde morsure d'un quelconque animal enragé. Le soleil était la seule chose qu'elle craignait réellement.
D'abord, elle alluma des bougies un peu partout dans la pièce pour s'éclairer, puis d'un pas lourd et peu pressé, elle vint s'installer derrière sa petite table de voyance. Du bout des doigts, elle caressa la boule de cristal qui se trouvait au centre de la table de forme circulaire, puis posa ses mains dessus. Chaque matin, elle répétait ce petit rituel... Ses yeux rivés sur la boule de voyance, elle semblait complètement happée par l'objet. Elle était complètement déconnectée de la réalité. Elle murmura quelque chose d'inaudible, avant de continuer, plus fort.

-Dame Azura, Maîtresse, je suis votre humble serviteuse. Je vous remercie, ma Dame, de m'offrir la possibilité de vivre aujourd'hui encore, pour vous servir. Je vous suis entièrement dévouée, et rien ne pourrait me faire plus plaisir que de vous servir jusqu'à ce que je m'éteigne. Je compte accom...

Un bruit de verre la déconcentra. Elle tourna la tête, puis vit une balle de cuir rouler jusqu'à elle. Ses yeux s'ouvrirent en grand, avant qu'elle ne sente la brûlure du soleil tout contre sa peau. Elle recula si brusquement que sa chaise en tomba par terre. Elle se cacha les yeux pour échapper à la lumière qui l'agressait, puis d'un geste de la main, fit apparaître une sorte de bouclier magique face à elle. D'un pas vif, elle se précipita jusqu'à la fenêtre qui venait d'être brisée pour refermer le rideau. On toqua à la porte, et elle leva les yeux vers le bruit.

-Entrez, dit-elle simplement.

Dans un grincement léger, la porte s'ouvrit tout doucement sur un garçon d'une dizaine d'années. La vieille femme le regarda d'un air d'indifférence parfaite qui ne la quittait jamais. Il sembla chercher ses mots, triturant nerveusement le bas de sa chemise toute tâchée de terre. Nephthys attendit patiemment pendant une minute qui parut durer une éternité, mais qui ne représenta rien aux yeux de la vieille elfe : elle avait déjà vécu une éternité.

-Que veux-tu, garçon ?
-Ma balle a brisé votre fenêtre, m'dame, dit-il avec embarras.

Avec lenteur, Nephthys tourna la tête vers la balle de cuir sale qui se trouvait encore vers sa table. Elle marcha jusqu'à elle, le craquement du verre sous ses bottes de vieux cuir donnant des frissons au gamin. Il se tint au mur, de peur de tomber tant la vieille était effrayante. Il connaissait sa réputation. Des gens disaient qu'elle était une sorcière, et qu'elle dévorait les enfants en les mélangeant dans sa soupe de crapauds. Mais lorsqu'il la vit, il ne lui sembla pas qu'elle voulait le manger. Il la craignait cependant.
Elle lui mit l'objet sphérique sous le nez, le faisant sortir de ses pensées.

-Merci m'dame. Je... Je... Votre f'nêtre, je...
-N'aie peur. Nephthys n'a pas demandé l'or ou la réparation. Viens, garçon, suis la vieille Nephthys et laisse-la te montrer ce que te réserve l'avenir.
-M'dame, j'veux pas vous déranger, dit-il avec un accent assez paysan.
-La vérité, garçon, Nephthys ne désire que la réalité. Assieds-toi garçon, donne-lui ta main et ne dis mot. Tout ira bien, garçon.

Sa voix naturellement éraillée était devenue chevrotante à cause du temps. Elle n'avait rien de rassurant, bien entendu, mais n'avait pas mauvais fond. Elle n'était pas une mauvaise personne, et ne souhaitait que montrer la vérité aux habitants de Tamriel. Azura lui avait donné ses yeux et sa voix par le biais de dons de voyance, et la vieille Dunmer en usait pour gagner sa vie et payer ses voyages à travers tout Tamriel, à la recherche d'artefacts d'Azura. L'étoile d'Azura était proche, elle en était sûre... Elle balaya très rapidement le verre qui était sur le sol et indiqua à l'enfant de venir.
Le garçon la suivit non sans crainte jusqu'à la table de voyance. Nephthys releva la chaise précédemment tombée par terre. Elle s'y assit et invita l'enfant à s'asseoir en face d'elle. Il obéit sans rien dire, puis voulut trouver une excuse pour partir. La vieille Dunmer posa son index sur ses lèvres gercées pour faire signe au garçon de se taire. Elle prit doucement sa main et l'examina, puis ferma les yeux et resta silencieuse pendant de longues minutes.

-Dame Azura, je vous prie de lever ce voile de brume qui couvre la vision de l'avenir de ce garçon. Laissez-moi voir ce que le monde réserve, laissez-moi le lui dire.

« Si tel est ton désir, Nephthys, je t'accorde cette vision. » La voix d'Azura était à la fois si lointaine et si proche que l'oracle ne savait pas si elle devait s'inquiéter ou non de sa proximité avec sa Maîtresse. En effet, elle n'aimait pas être loin d'elle. Elle savait bien qu'Azura ne pouvait pas être avec elle dans certains endroits sacrés dans lesquels seuls les Aedras étaient vénérés. Depuis qu'elle s'en était rendue compte, elle ne mettait plus les pieds dans ces temples. Elle ne croyait plus qu'en Azura, et aux autres Daedras. Ils étaient les seules véritables divinités, à ses yeux.
L'Oeil-de-Brume, les yeux toujours fermés, inspira profondément, puis laissa Azura lui montrer l'avenir de l'enfant. Il hériterait de la ferme de ses parents, se marierait, aurait trois enfants, puis mourrait sans douleur, dans son sommeil, à l'âge de quarante-deux ans. Mais au milieu de cette toile blanche se trouvait une tâche noire. Trois ombres baignaient dans le sang des innocents. L'un de ses enfants mourrait, tué par ces ombres. Dans sa vision, Nephthys vit des sortes de Draugr pestiférés. Elle ouvrit ses yeux en grand. Encore des Draugr. Encore et toujours eux... Elle regarda le garçon. Elle ne pouvait lui dire pour les ombres, les Draugr...

-Tu vivras heureux, garçon. Une ferme, une femme, trois enfants, et une belle mort. Car tout s'achève un jour, garçon. Sauf ce en quoi tu crois.
-Merci, m'dame. Je vous dois de l'argent ? Je...
-Pas d'argent, garçon. Juste de la satisfaction. (Elle fut prise d'une quinte de toux.) Tu as la vie devant toi. Quel âge as-tu, garçon ?
-Onze ans. Et vous, m'dame ?
-Elle a vu passer sept siècles. Nephthys est vieille. Profite des trente-et-une prochaines années, petit.

Il se leva, bouche-bée, mais n'osa rien dire. Elle le regarda sans qu'aucune expression ne passe sur les traits de son visage. Il commença à faire un pas en arrière et s'excusa brièvement car il devait partir. Elle inclina la tête pour lui indiquer qu'il pouvait disposer, et il disparut après avoir ouvert et refermé la porte en vitesse, emportant sa balle avec lui.
Nephthys se leva à son tour, et attrapa dans sa bibliothèque un livre sur les Draugr. Elle devait découvrir ce qu'étaient ces monstrueuses armées qu'elle voyait dans nombre de ses visions. Elle feuilleta le livre pendant de longues minutes, avant que l'on ne toque à nouveau à sa porte...